Enfin le Royaume

Francois Cheng :   Poète, romancier, essayiste, auteur de monographies et de livres d’art, académicien, François Cheng est d’abord un tout jeune Chinois qui arrive à Paris en 1949, après la guerre sino-japonaise. Il est alors âgé de vingt ans et vient en France entreprendre une année d’étude. Mais la Chine ferme ses frontières et l’étudiant devient un exilé.
Il se passionne pour la langue française au point d’en faire sa langue d’écrivain et de se choisir le prénom « François ». Homme d’une double culture, il revient sur son parcours, qu’il a toujours repensé à travers sa création littéraire, à la recherche d’une parole de vérité. ….

Reconnu aujourd’hui comme une figure majeure de la poésie contemporaine, François Cheng est doté de cette voix si particulière qui « nous transmet un souffle ancien, immortel et absolument personnel, qui s’inspire de l’aventure de la passion et de l’amour » comme l’écrit la poète Silvia Baron Supervielle.

François Cheng, né le 30 août 1929, vit une enfance heureuse, mais elle est tôt interrompue par la guerre sino-japonaise, en 1937. Il a alors huit ans, et se réfugie avec sa famille au cœur de la province du Sichuan, dans un des plus beaux paysages du monde. L’enfant découvre alors à la fois le mal et les atrocités dont sont capables les hommes, et la beauté incroyable de la nature.

Dès cette époque, avant l’âge de dix ans, je suis devenu un être déchiré, hanté à la fois par la beauté du monde et par le mal qui le ronge. Je savais déjà que si je voulais saisir la vérité de la vie, je ne devais jamais oublier de tenir ces deux bouts, de chercher à atteindre une vérité qui rende compte de tout le bien et de tout le mal dont l’humanité est capable.

A travers ses souvenirs, il montre combien ces deux expériences fondatrices nourriront son œuvre ultérieure.

Dans le même temps où j’ai embrassé la littérature je suis devenu un instable, un révolté incapable de m’adapter à la vie normale. […] Moi-même j’ai fait de nombreuses fugues lors desquelles j’ai connu la faim et toutes sortes de blessures tout en infligeant des blessures aux autres et au premier chef à mes parents. Depuis ce moment je me considère toujours comme un errant, un homme toujours en marche, même maintenant, ou en quête. Etre en quête signifie qu’on ne se laisse pas enfermer dans des cadres pré-établis. Voulant être le témoin de la vie toute entière on est à la recherche de ce que la vie peut offrir de vrai et de beau tout en essayant d’avoir le courage de dévisager ce que la vie peut produire de mal.

[ https://www.franceculture.fr/emissions/voix-nue/francois-cheng-15 ]

La création d’un quatrain selon François Cheng :  Comment écrit-on un poème aussi simple, aussi beau, aussi fort en quatre lignes ?
L’auteur explique sa vision du quatrain et sa manière d’écrire.  Son processus créatif demande un vrai travail spirituel, un dépouillement et un lâché prise.

Vous savez le quatrain en Chine c’est une forme de base ça aussi, c’est une dramaturgie en quatre temps, quatre vers.  Il y a le commencement, le développement, le tournant et puis la ouverture.  On a compte en quatre temps, c’est une vraie dramaturgie ;  Donc le quatrain n’est pas simplement un haiku, c’est différent ; il y a tout un développement   – mais ça, ça demande un travail spirituel c’est à dire un dépouillement – laisser tombé beaucoup de choses.

La rhétorique chinoise conçoit le quatrain comme une dramaturgie à quatre temps : le premier vers qui est l’exorde, le deuxième vers qui est le développement, le 3ème vers qui doit marquer un tournant ascendant et le quatrième vers qui doit aboutir à une perspective ouverte
. (François Cheng)
Trans :
Chinese rhetoric conceives of the quatrain as a four-beat dramaturgy: the first verse which is exordium (= prelude or preface), the second verse which is development, the third verse which must mark an upward turn and the fourth verse which must lead to an open perspective. (François Cheng)

Et puis je travaille beaucoup dans la nuit parce que je me réveille trois ou quatre fois ou même cinq fois dans la nuit et à chaque réveil des vers vient comme ça et ça travaille, ça travaille et y a comme ça mais c’est un peu long pour raconter le mécanisme de la création.

[Dialogue tiré d’une vidéo de “la Grande Librairie]

À Écouter : Eloge du quatrain par François Cheng [59 mins] : https://www.franceculture.fr/emissions/poesie . . .

À Écouter Aussi :
Cinq entretiens d'”A voix nue” avec François Cheng  [5 x 29 mins] :  https://www.franceculture.fr/emissions/voix-nue/ . . .


Vingt Quatrains [ Choix de C.V. ]

Page 9
Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants.

Que la terre cent fois brûlée
Peut nous connaître volontiers en tant que vivants.

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Page 22
La vague revient, fidèle chienne,
Lécher tes pieds de sa langue amère.
Flairant soudain la peur millénaire,
Longuement elle aboie dans tes veines.

Soudain, elle sent une peur ancienne,
Elle aboie longtemps dans les veines.

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Page 29
Au crépuscule, la nature exténuée
S’abandonne. Quelques corbeaux affamés
Picorent encore les restes du jour
Dans l’assiette ébréchée du couchant.

.. la nature épuisée Se rend.
Toujours à picorer les restes de la journée
Dans la plaque brisée du soleil couchant.

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Page 33
Silex du geste sans miroir,
silex du rire sans écho,
Solitaire ombre debout
contre la nuit sidérale.

Flint of the gesture without mirror,
Solitary silhouette standing
out against the starry night.

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Page 39
Le sort de la bougie est de brûler.
Quand monte l’ultime volute de fumée,
Elle lance une invite en guise d’adieu :
Entre deux feux sois celui qui éclaire !
De deux feux, soyez celui qui montre la lumière !

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Page 74
Survivre sans répit
aux désirs,
Porter la soif plus loin
que l’oasis.

Survivre avec des désirs sans répit,
Porter sa soif au-delà de l’oasis.

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Page 76
Plaisir d’amour, comment le préserver
Sinon en aimant d’amour ;
Chagrin d’amour, comment le surmonter
Sinon en aimant l’amour ?

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Page 85
à Étienne
Sois prêt à aceuillir
Tout instant qui advient :
Sente gorgée de soleil,
Grisée de lune, clairiere.

Parfum imprégné de soleil,
Ombre de lune, clarté du jour.

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Page 93
Parfois, détaché de la multitude,
Un regard anxieux te sollicite.
Tu restes coi ; avec l’autre, tous deux,
Vous entrez dans la commune solitude.

Un regard inquiète t’apelle.
Tu reste timide ; avec l’autre, tous les deux,

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Page 96
Et puis, un jour, tu affrontas la souffrance,
T’éloignas, laissas derrière toi la béance.
Nos jours ne sont plus qu’un jardin délaissé.
Parfois, tu souris, là, au bout de l’allée…

Et puis, un jour, tu as fait face à la douleur,
Tu es parti, laissant derrière toi le vide.

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Page 98
A Estelle que nous n’oublions pas et à tous les autres.
Le gouffre où la bête a broyé ton innocence,
Il est en nous. Jusqu’au bout, nous te chercherons.
Pour toi, nous gardons ce qui nous reste de tendresse,
Et nous veillons à ce que rien ne nous apaise.

L’abîme où la bête a écrasé ton innocence,
C’est en nous…que rien ne nous tranquillise.

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Page 129
Odeur de fumée le long d’une vie, couronnant
Pêle mêle les toits de chaume d’un village reclus,
Les pommes de pin craquant dans les feux d’automne,
Un bivouac au désert, tant d’amis tôt disparus …

. . . d’un village isolé, . . . Les pommes de pin crépitent
. . . tant d’amis bientôt partis

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Page 132

L’aile de l’orfraie, frôlant
Le feuillage, fait tomber
L’ultime goutte de pluie
Sur l’étang, miroir brisé…

L’aile du balbuzard pêcheur, en effleurant
Le feuilletage . . .

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Page 157
Grand cerf fier de tes bonds, tu porte
Toute la forêt entre tes branches :
Par tes brames, elle exhale son âme ;
Par tes plaies, elle renouvelle son sang.

. . . entre vos ramures :
Par tes cris, elle exhale son esprit ;
Par tes blessures, elle régénère son corps.

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Page 178
Tout cri rejoint le cri original,
toute souffrance l’initiale souffrance.
Dans le gouffre sans fond, seule la Pitié sans fin
nous relie à la Vie qui toujours recommence.

Dans l’abîme sans fond, seule une clémence sans fin
nous relie à la Vie qui toujours se relance.

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Page 189
Entre tous les départs, choisissons le retour,
Au centre des retours, refaisons le voyage.
Dans les sillons de cent soleils perclus d’amour,
La source du regard fixera nos visages.

Tandis que parmi nos retours, nous allons refaire le voyage.
Dans les sillons de cent soleils immobiles en amour,
La source du regard scrutera nos visages.

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Page 190
Le haut amour a lieu quand résonne l’aveu …
à l’ombre du vieux palais en fin d’après-midi …
Miraculeux printemps sur le faîte des ans !
Un simple aveu, la vie entière fulgure à neuf.

. . . quand la déclaration résonne…
. . . à l’apogée des années !
Une simple déclaration, toute une vie s’éblouit à nouveau.

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Page 207
Un pan de mur délabré,
un subit jet de lumière,
La vie est là, impérieuse,
Vivre est le suprême mystère

. . .en mauvais état,
une soudaine explosion . . . irrésistible

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Page 210
Ne te mens plus ni ne te
Lamente. L’heure est venue
De faire face, peu te chaut
L’extase ou le désastre

Ne vous mentez plus à vous-même
ni lamente. Le temps est venu
Pour faire face, vous ne vous souciez pas . . .

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Page 211 – [ Envoi ]
Ne quémande rien. N’attends pas
D’être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Te menant plus loin que tes pas.

Ne demandez rien. . .
. . . trace un chemin
Te mener plus loin que tes pas.

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